Comme je n’étais pas encore assez en food coma hier après-midi, je me suis trainée jusqu’à un « Frenchgiving » assez haut de gamme. Il y avait un chapon. Et du fromage. Et mon copain Nemo qui arrivait de Paris et n’avait pas dormi depuis 36 heures puisqu’il avait préféré boire de l’Armagnac.
Casting hétéroclite et musique improbable. Dans l’immense majorité, des filles, en pleine digestion. Le Professeur Tournesol, qui recevait, était en pleine forme.
Au moment où une farandole de fromages est arrivée sur la table et où tout le monde a poussé un « aaaaaaaah! » mêlant l’effroi, l’admiration, et d’autres sentiments dont on aurait jamais pensé que trois fromages pouvaient les susciter, je me suis écriée intérieurement « Fiat Lux! » car j’ai une vie intérieure très riche et surtout aussi haut de gamme que le chapon.
On était au cœur de la Psychose Du Français A New York. Alors que New York est probablement la ville du monde où l’offre gastronomique est la plus large, le Français -toi, mon frère, mon semblable, aime tout particulièrement se plaindre de la « malbouffe » (un mot très vilain soit dit en passant). C’est un peu comme la peur de manquer, comme viscéral. Il y a tant de traumatismes et de charge inconsciente derrière cette psychose que ses manifestations peuvent être extrêmement déstabilisantes.
Mettez un camembert sous le nez d’un Français qui habite ici, vous obtiendrez ce résultat:
– l’excitation fébrile: il dira d’abord « Haaaaaan! Mais c’est géniaaaaaal!!! Ça fait tellement longtemps que j’en ai pas mangé!! ». Je pense que si vous ressuscitez Sid Vicious et que vous lui mettez de l’héroïne dans les mains, vous avez la même réaction.
– la volupté: ensuite votre compatriote goutera le camembert en fermant les yeux et avec toute la gestuelle sacrée de celui qui s’apprête à atteindre le nirvana. (étape très gênante)
– la désillusion: après avoir mangé la moitié du fromage, le Français débute son monologue critique: (1) ce n’est pas comme les fromages en France, (2) ils ne comprennent rien a rien ces Américains, (3) de toutes façons, ce pays, c’est l’horreur, ils ne savent pas se nourrir ces barbares, (4) ouverture possible sur la guerre en Irak.
– la confidence: après avoir règle leur compte à ces sauvages hirsutes que sont les Huns les Américains, votre Français prendra un air intimiste et vous livrera ces bonnes adresses pour acheter de la came du fromage, persuadé qu’elles sont secrètes (alors que généralement non), et rares (absolument pas, cf ce merveilleux reportage).
A noter: comme il est aussi facile de trouver du bon fromage à New York que de trouver une prostituée à Las Vegas, le Français est en réalité très souvent amené à en consommer mais il se gardera de le mentionner. Il occulte.
L’estomac: la porte d’entrée pour comprendre la passion française, son romantisme ridicule et grandiose -mais surtout, toujours démesuré (le propre de la passion en même temps).
Manger est systématiquement source de débats épuisants qui mêlent un sentiment national mignon et une malhonnêteté intellectuelle toute hexagonale.